On se prépare à célébrer Thadingyut dans la municipalité Shan de Hsipaw. Pour les Shans du coin, membres d'une "minorité" ethnique si nombreuse qu'on peut difficilement la qualifier ainsi (même si l'unité nationale Birmane en dépend), c'est l'une des deux plus importantes fêtes bouddhistes de l'année. Nous, nous sommes arrivés en ville sans trop savoir à quoi nous attendre. Notre tenancière d'auberge, Lily, nous a informés de l'importance du festival la veille, et nous décidons de rester en ville pour scèner... Nous commençons à comprendre l'ampleur des choses quand Mr. Shake, marchand de breuvages local, qui s'entretient avec les clients alors que sa femme (Mrs. Shake?) concocte les boissons de fruits frais, insiste pour que nous y assistions. "You will be very happy tomorrow, big festival. You are very lucky". Ça promet. Ce sympathique Mr. Shake passe le reste de la conversation à nous dire à quel point il trouve le Canada progressiste car membre du G8, et qu'il croit que tous les Canadiens sont beaux (stratégie de marketing ou compliment sincère?), puis il nous présente sa mère, qui a 95 ans. Contrairement à son fils, cette femme ne semble avoir aucun intérêt à communiquer avec nous, mais sa présence est assez pour rappeler le passé de son pays. Née sous un régime anglais qui considérait la Birmanie comme une excroissance de ses Indes plurielles, elle a ensuite vécue la décolonisation puis la militarisation d'un pays marginalement sien. Plus important encore, elle a sans doute vécu la joie de voir un Shan élu second président du pays, puis l'anticipation d'une fédération éventuelle, où les Shans auraient un plus grand contrôle sur leurs lois locales. Cette fédération, prétexte pour un coup militaire qui projettera le pays vers 49 années de contrôle, reste le rêve de plusieurs Shans à l'aube d'une nouvelle Birmanie. Impossible de percer son silence, par contre. Ce ne sont pas tous les Shans de son âge qui ont eu le privilège d'apprendre l'anglais, ou même le Birman (langue qui a plus en commun avec le Népalais ou le Tibétain, alors que le Shan s'apparente au Thaï).
Le lendemain matin, dès le levé, nous ressentons une effervescence palpable dans l'air. En marchant dans les rues, nous commençons à croiser d'immenses "arbres" entièrement constitués de produits quotidiens. Horloges, serviettes de plage, aliments non-périssables, parapluies, rouleaux de papier hygiénique, le tout composé en immenses mosaïques qui font parfois plus de 6 mètres de haut. Nous constatons notre propre décalage; pas moyen de comprendre la forme que prendront les festivités, ni la signification des principaux objets de célébration. Nous nous laissons guider par un palimpseste musical, qui trouve son origine dans d'immenses caisses de son attachées sur des camions, exactement à l'image que je me fais des sound systems jamaïcains. Les pistes de choix sont toutefois loin du reggae, ressemblant plutôt à de la musique dance du début des années 90s. Plus tard, un remix de "Zombie" des Cranberries confirmera l'époque générale.
De fil en aiguille, en suivant le cours d'une foule grandissante, nous nous retrouvons dans un immense marché qui est apparu pendant la nuit. Ses allures sont festives, plus encore que les marchés habituels. Beaucoup d'échoppes à jouets et à parapluies, à friandises frites et à bières matinales. Nous approchons de la paya (pagode), croisant un parc d'attraction. Ce qui ressemble, de loin, à un petit carnaval ambulant typique prend des allures toutes autres de près. Guy Delisle (le bédéiste qui partage un nom avec mon grand-père) et Anthony Bourdain m'avaient préparé à la grande roue "manuelle" qui fonctionne grâce au poids d'agiles grimpeurs qui l'actionnent mécaniquement en s'accrochant aux nacelles supérieures pour ensuite se laisser tomber (cherchez ça sur internet, il faut le voir pour le croire). Mais les autres attractions combinent également familiarité avec différence: un bateau de pirate, complet avec une reproduction sans-doute non-autorisée de Johnny Depp, est actionné grâce à un immense moteur à gaz qui gronde et crache de la boucane grise sur les participants à chaque remontée; un carrousel, où on a remplacé les chevaux et carrosses habituels avec des carcasses de motocyclettes, tourne également grâce à un moteur qu'on devine au bruit; etc. Ces manèges sont là en tant que preuve de la résilience du ludique, rafistolés avec les moyens du bord pour fournir une montée d'adrénaline passagère. Ils font étrangement contraste avec le temple avoisinant où l'on trouve un immense piquenique communautaire sur fond de chants religieux. Une congrégation semble s'être attroupée autour d'un camion tout neuf décoré de fleurs. Ce qu'il fait là, il faudra attendre avant de le savoir.
De retour au village (Lily nous a averti que le défilé commencerait à 14h), nous nous trouvons un espace sur les terrasses déjà remplies. Puis le son des tambours commence. La foule s'écarte et nous apercevons, au loin, les arbres approcher. Attachés sur des chars allégoriques de fortune, ou portés à bras, ils sont beaucoup plus nombreux qu'anticipé. Ils s'élèvent si haut que parfois, un homme équipé d'un long bâton les accompagne pour soulever les fils électriques à leur passage. La procession semble sans fin. Au début, les groupes qui défilent ressemblent à ce que je m'étais imaginé. Des gens, surtout d'âge adulte, avec quelques enfants, sont habillés d'habits traditionnels et chantent des chansons de leur terroir. Parfois, certains groupes se laissent aller et on assiste à des jams de tambour qui auraient leur place le dimanche, sur le Mont-Royal. Certains habits multicolores tirent du théâtre; ailés, avec des têtes en papier mâcher. On constate la variété ethnique du coin; chaque village a ses couleurs, ses propres fioritures. Surprenant, mais pas tant que ça.
Puis on entend arriver les adolescents. Les sound systems du matin fonctionnent à plein fouet. La musique de club, parfois plutôt populaire, parfois plutôt trash, résonne dans la parade entière. Le premier groupe d'ados, qui portent tous un chandail les identifiant comme les "Spider Black", jure complètement avec la parade à laquelle nous avons assisté jusqu'à maintenant. Ils occupent l'espace derrière le camion qui blast la musique vers eux alors qu'ils se projètent les uns contre les autres. Ils sont maquillés de noir et forment une sorte de mosh pit gothique-dance ambulant. Annick s'écrit "les punks!" en sautant sur la caméra. On en a vu tout le long de notre moment en Birmanie, des punks. Ces "punks" prennent part à un mouvement esthétique populaire et leur apparence s'inscrit dans un continuum entre le look des punks classiques, aux cheveux épineux et aux studs, jusqu'à celui des métalleux, aux cheveux longs et aux t-shirts de Iron Maiden. Difficile de comprendre la teneur politique de cette récupération des années 70 et 80 quand si peu de gens s'expriment en anglais, et que ceux qui le font sont eux-mêmes bafoués par ce mouvement de jeunesse.
Suite à leur passage, la parade reprend ses airs solennels et traditionnels. On pense avoir assisté au char marginal, celui qui fait exception à l'esprit général de cette fête qu'on célèbre suite au carême bouddhiste. Puis un second char passe avec le même assaut de décibels et de corps projetés. Le groupe porte un autre nom. "Darkness Smile" ou quelque chose du genre. Toujours ce même pseudo-gothique Tim Burtonien (plus tard, on verra un groupe portant la tête de Mr. Jack du Nightmare Before Christmas). Nous remarquons les bouteilles de Whiskey (influence des colonisateurs anglais et boisson de choix ici) qui coulent à flot. Ce type de char devient de plus en plus fréquent avec le temps, jusqu'au point où la polyrythmie des tambours traditionnels est écrasée par les multiples pulsations simplistes des fréquences graves issues des divers systèmes de son ambulants. Il n'y a aucune rencontre entre tradition et jeunesse, deux types de parades juxtaposés sur la même rue, unis seulement par les arbres de mouchoirs et de vadrouilles qui surplombent chacun des groupes. La nouvelle génération semble séparée de l'ancienne par plus d'un demi-siècle.
Puis on voit notre première croix gammée de la fête. On s'y est habitué, elles sont fréquentes en Birmanie. Symbole majeur de la distance historique qu'entretient ce pays avec la majeure partie du reste du monde, la swastika (noire sur cercle blanc, avec un fond rouge) fait partie de la mode Birmane. Elle perdure ici pour un amalgame de raisons; l'histoire qu'on enseigne varie en qualité, et certains se concentrent sur le fait que les Allemands de la Seconde Guerre Mondiale étaient les ennemis des colonisateurs de la région, les Français et les Anglais. Peu de Birmans connaissent des Juifs, s'ils en ont déjà même vus. Et le symbole est issu de la tradition bouddhiste, récupéré par le troisième Reich. Ainsi, certains jeunes gens de la Birmanie arborent fièrement le look nazi-chic, parfois intégré à d'autres signes conflictuels. Par exemple, un groupe d'étudiants dansant se nomme tout simplement "Nazi" et leurs t-shirts reprennent l'image ultra-populaire du Che, sauf que sur son béret, on a ajouté un petit drapeau Hitlérien. Cette confusion entre socialisme et fascisme, digne des membres du Tea Party Étatsunien, me bouleverse un peu. Surtout que lorsque nous croisons ce char, la nuit est tombée, la majorité des participants sont saouls à en tomber en pleine face et qu'ils commencent à tirer des feux d'artifices en oblique parmi les explosions de pétards à mèche. Ils ne nous veulent aucun mal, certains m'invitent même à danser avec eux ou à boire de leur goulot, mais nos réflexes symboliques sont difficiles à taire; que voulez-vous, on nous a appris à se méfier des nazis saouls armés de chandelles romaines, même s'ils sont sympathiques.
À la fin de la journée nous apprenons qu'il y aura un tirage auquel seul les monastères peuvent participer. Chacun de la centaine (au moins) d'arbres sera donné aux gagnants. Ce tirage est nécessaire car il y a bien au-delà de 100 temples et monastères dans la région. Les heureux élus pourront ensuite bénéficier des objets méticuleusement agencés. Puis, il y aura le tirage du grand prix: le camion (voir plus haut). Parce qu'ici les moines commencent à avoir des téléphones, des pages facebook, des camions. En cet ère d'ouverture de frontières, le décalage s'amoindrit.
Dates de visite: 21 au 25 octobre 2013