Thursday 21 November 2013

Noir et blanc

Aux antipodes de la ville de Chiang Rai se trouvent deux oeuvres architecturales contemporaines qui, selon nous, valent à elles seules une escale dans le nord de la Thaïlande. La première, le Temple Blanc (Wat Rung Khun), figure déjà dans tous les trajets proposés dans cette région. Sur le chemin entre Chiang Mai et Chiang Rai, apercevoir cette structure glaciale et ornementée est immanquable. L'artiste, Chalermchai Kositpipat, est en quelque sorte le Gaudí thaïlandais. Tout comme la Sagrada Família, son oeuvre est un lieu de culte complet dont la complétion lui succédera. La portion déjà complétée est époustouflante. Ce temple moderne combine des symboles bouddhistes et taoïstes à des icônes de la culture populaire. Hello Kitty, Spiderman, Michael Jackson, Harry Potter et Elvis, pour ne nommer que ceux-là, représentent le mal au travers duquel les croyants doivent passer pour atteindre le Nirvana. À l'entrée, les vices des temps modernes sont illustrés. Les têtes des âmes perdues sont pendues aux arbres. Batman, Freddy et Hellraisor balancent aux vents parmi les démons anciens. Réel paysage dantesque, le pont que l'on doit emprunter surplombe une mer de mains qui semblent vouloir saisir les passants. La proéminence du blanc, l'éclat des milliers de morceaux de miroir et la multitude de fioritures baroques donnent toutefois un air de pureté froide au bâtiment. On quitte le temple impressionnés, en passant à côté de plusieurs groupes scolaires en visite.









À l'extrémité nord de la ville, on part à la recherche de la Maison Noire (Baan Si Dum). C'est la tenancière de notre gîte à Chiang Mai qui a insisté pour qu'on aille visiter ce site, qui est boudé par le Lonely Planet et le Routard. Sur la mobylette, Benoît se débrouille de mieux en mieux (surtout qu'il s'agit de notre première motocyclette manuelle et qu'en Thaïlande l'on conduit à gauche).



La Maison Noire est fantomatique de par son manque d'indications. On commence à douter de sa pertinence. Ne trouvant pas le chemin, on s'arrête à un petit magasin général pour obtenir des directions. Ne parlant pas un mot d'anglais, lorsque la vendeuse comprend notre requête, elle sourit, appelle sa voisine d'échoppe, qui court à l'arrière de sa fruiterie et revient avec un bout de papier à la main. Un bon samaritain a pris le temps d'écrire le chemin pour l'élusive Maison Noire. Une vraie carte aux trésors qui est photocopiée et remise aux touristes perdus. La précision du point de départ nous porte à réflexion: est-ce que chaque commerce de cette rue détient sa propre carte? Peu importe, on est chanceux. 5 minutes plus tard, au fond d'un rang, on arrive à destination. Et quelle destination! Le site nous saisit dès les premiers instants. Des structures minimalistes aux allures de temples en teck sont meublés d'ossements et de peaux d'animaux. Ces mosaïques morbides produisent un effet choc ainsi qu'un contraste ivoire avec la noirceur de tout le reste. C'est organique. Ça frôle l'esprit sectaire et primitif. C'est unique. Un site d'art contemporain comme on en a jamais vu. Tout est pensé. Composé. Même les animaux du site, chevaux, cygnes, boa et quelques oiseaux en cage sont noirs. Ils font partie d'une oeuvre grandissante, qui n'a pas d'échéance déterminée et qui dépend entièrement de l'inspiration de Tawan Duchanee, propriétaire et créateur. Agnostique convaincu, il emprunte des symboles à la religion nationale sans toutefois attribuer un statu de lieu de culte à ses bâtisses. Après la visite, on est songeur. L'oeuvre a fonctionné.










Deux oeuvres ambitieuses qui actualisent les espaces sacrés. Pour le voyageur ils jouent avec l'expérience familière de la visite de temples. L'un noir, l'autre blanc. L'un religieux, l'autre laïque. L'un reconnu, l'autre méconnu. Dans ces deux oeuvres, impossible de séparer le mal du bien, malgré les connotations de leurs couleurs respectives. Déviation de nos dichotomies judéo-chrétiennes peut-être. Mais, bon, nous à Chiang Rai, on a un petit penchant pour le côté obscur.


Dates de visite: 6 au 8 novembre 2013

ESTOMAQUÉS - Cours de cuisine

La nourriture thaï est un plaisir partagé par nous deux. Notre histoire est parsemée de soirées mémorables autour de ces saveurs plus ou moins épicées (plus pour Benoît, moins pour Annick). Benoît peaufine d'ailleurs sa recette de pad thaï depuis presque dix ans et Annick prend plaisir à en être la critique culinaire. Un cours de cuisine thaï est donc pour nous un incontournable. De plus, l'idée de recréer ces délicieux mets pour nos familles et nos amis nous plaît bien. On décide donc d'opter pour la Thaï Farm Cooking School, qui permet de visiter un marché et une ferme agricole. On y fournit chapeau et tablier.





Le menu couvre tous les plats qui nous sont incontournables: soupe tom yum, cari vert, cari rouge, sauté aigre-doux, poulet au basilic, salade de papayes, et ce pad thaï inévitable qui s'avère être extrêmement différent de celui que l'on concocte à la maison. En plus d'apprendre à manier le wok enflammé, on découvre des ingrédients qui définissent tant la cuisine de ce coin du monde. Enfin on comprend ces bouquets jusqu'alors indéfinissables. Le combava (lime kaffir), un agrume duquel la feuille est également utilisée comme source de saveur dans les plats mijotés, et le galanga, une racine qui ressemble au gingembre en tout sauf en goût. On espère que l'on pourra en retrouver au Thaï Son ou ailleurs à Montréal quand il sera temps de vous faire goûter nos nouveaux apprentissages gastronomiques. Des volontaires?





SELON ANNICK - Chez les mammouths

Le tourisme autour des éléphants est impressionnant dans le Nord de la Thaïlande. Plusieurs compagnies se disputent les clients, essayant de diversifier leur offre avec des descentes sur radeaux en bambou, BBQ sur la plage et autres. Ce qui prime réellement, c'est le choix de la compagnie qui assure le bon traitement des éléphants. D'accord, on se doute qu'il faille que les nacelles soient bannies... C'est une évidence. Mais pour le reste? Difficile de faire un choix consciencieux.  Après quelques lectures, on arrête notre choix sur Baan Chang Elephant Park, un centre qui adopte et accueille des éléphants malades, retraités ou qui ont souffert de mauvais traitements. Un oasis pour éléphants, une place qui semble prendre soin d'eux. Du moins, c'est ce que l'on nous vend. Et c'est encore ce que l'on croit suite à notre visite.


Les éléphants sont grandioses. Une force de la nature. Ils dégagent un "je ne sais quoi" de complètement apaisant. On les nourrit, on apprend à les guider, on les fait marcher, on monte sur leur dos et on les nettoie.




Une journée passée avec eux, une activité pour faire rêver petits et grands. De mon côté, moi qui suis reconnue pour être la grande amie des animaux (ce n'est pas que je ne les aime pas, c'est juste qu'ils m'effraient un peu... parfois...), je me surprends à être vraiment excitée par cette journée. Mais vite, c'est le mammouth qui retient le plus mon attention. Qui me fascine. "Le quoi?" dit Benoît. "Le mammouth. Regarde comme il est dévoué". 

Bon, vous l'avez deviné, je voulais parler du mahout, cet homme qui accompagne l'éléphant tout au long de sa vie, qui le lave, lui donne à manger, bref celui qui veille sur lui. J'étais alors un peu honteuse d'avoir passé une demi-journée avec mon éléphant et mon mammouth, en me demandant ce qui avait bien pu pousser l'humain à appeler cet "emploi" ainsi. 

Selon notre guide, la vie de mahout est l'une des plus difficiles d'Asie. Souvent ce dernier quitte sa famille pour aller vivre dans un sanctuaire d'éléphants où, tous les soirs, après avoir veillé sur son animal, il dormira dans une chambrette, devant l'enclos de ce dernier. Il recevra une maigre paye et aura rarement l'occasion de retourner voir les siens. Toutefois, ces deux êtres ont la chance de s'adopter tranquillement, mutuellement. On associe ainsi ensemble ceux qui ont le même caractère, le même type de personnalité. Les sensibles ensemble, les peureux avec les peureux, ceux qui aiment jouer sont liés, etc.. Le mahout doit toutefois démontrer une force dominante sur sa bête (dans un groupe d'éléphants sauvages il y a toujours un chef, le plus fort, le dirigeant). Si l'éléphant se sent en confiance, il confère donc la position de chef à son mahout. Quand on regarde les proportions de leur corps, il est étrange de constater cette dynamique. L'homme si petit se veut encore le plus grand.

La nôtre, notre éléphante, c'est la "cruiseuse". C'est ce que notre guide nous dit à la fin de la journée. On en rit Benoît et moi parce que notre mahout aimait bien me chatouiller les pieds et m'envoyer quelques clins d'oeil. Le match est parfait.

Smack! Elle m'embrasse dans le cou!

Notre mahout connait aussi le charme de son sourire. Et il a les dents rouges. Du bétel. On en déduit qu'il doit être birman. En échangent quelques mots dans sa langue natale avec lui, l'empressement avec lequel il nous répond trahit la nostalgie de sa Birmanie ou des siens. On voit dans ses yeux la lueur d'un bonheur soudain. Je les aime les mahouts moi. Autant que les éléphants et plus que les mammouths.

Notre mahout

Wednesday 20 November 2013

Chiang Mai ou le paradis à la fin de votre séjour (birman)

Oui, d'accord, c'est beaucoup plus touristique, mais les conforts offerts par la "rose du nord" sont tout de même appréciés. Nous sommes farang, il faut se l'admettre. Nous nous surprenons à rester à Chiang Mai pendant presqu'une semaine. Les activités et sorties offertes sont si nombreuses qu'Annick, ayant déjà séjourné ici, ne dédouble aucune expérience. Cafés, ballades, journée avec les éléphants, night market (oups! un dédoublement), cours de yoga, cours de cuisine...




Le 2 novembre est l'anniversaire de Balala, donc aussi bien profiter du côté "bien-être" de la ville et se gâter un peu. Le mot d'ordre: "Indulge yourselves!". Le programme de cette journée, entièrement organisé par Benoît, comprend déjeuner au lit, RV Skype avec amis et famille, cours de massage thaï puis un après-midi au spa où la fêtée reçoit 4 traitements. On couronne le tout avec un souper dans un VRAI resto italien, où ils servent du VRAI parmesan et de la VRAIE mozzarelle. Délissimo (mot déjà inventé depuis longtemps par Annick, utilisé lorsqu'elle est aux anges)! Seul un verre de vin rouge manque au menu puisque, la veille et le jour des élections municipales, l'alcool est banni à Chiang Mai. Au début on croit que c'est pour éviter le "drunk vote", mais l'historique du pays nous porte maintenant à croire que c'est plutôt les émeutes qui sont visées par cette règle.




On rencontre plusieurs expats, des baby-boomers hippy qui ont ouvert leurs cafés bios ou leurs gîtes équitables. On prend plaisir à leurs inventer des vies pendant qu'on sirote un thé ou un jus de fruits frais. À chaque fois que nous sommes assis à une table, des promoteurs déposent des pamphlets annonçant les prochains combats du Muay Thaï (art martial qui est également sport national de la Thaïlande). Notre cours de massage nous donnant l'impression d'avoir assez fait de combats (les photos parlent d'elles-mêmes), nous n'y allons donc pas.




Beaucoup de détente, beaucoup de plaisirs, des vacances à même nos vacances. Il faudrait partir, mais pourquoi pas demain? Ou après-demain...

Dates de visite: 1er au 6 novembre 2013

Chroniques birmanesques



Birmanesque: adj. qual. signifiant une difficulté générée par une multitude de malchances. Se produisant habituellement sur le territoire birman mais pouvant s'appliquer à toutes destinations succédant un séjour en Birmanie. Origine - 21ième siècle, dérivé de birman, inventé par un certain Benoît Faucher.

Les photos des guides de voyage nous avaient fait rêver du Lac Inle avec ses pêcheurs planant sur l'eau avec leur filet conique et leur technique de rame à une jambe. 
Une "mousson des Indiens" (survenant hors de la saison des pluies, au grand désespoir des Birmans et des touristes) nous pousse à annuler notre treck de trois jours et nous fait surveiller de près le niveau de l'eau qui inonde le terrain devant notre porte de chambre.

La pluie ne cessant pas, nous achetons des imperméables affectueusement surnommés télétubies et visitons tout de même le Lac avec notre caméra imperméable (merci maman pour ton cadeau!). 

À deux jours de notre départ de Birmanie, l'heure est au compte-rendu. Nous nous demandons pourquoi nous avons trouvé la Birmanie si éprouvante. La liste est longue.
On vous invite à en rire avec nous:
- La limite de retrait sur nos cartes respectives ainsi que les guichets vides nous causent une difficulté à nous procurer assez de nouveaux billets de 100$ américains, non-pliés, non-déchirés (sans compter les agents du gouvernement qui nous refilent des billets abîmés qui sont inutilisables en Birmanie);
- Une canicule hors-normes frappe Bagan, une destination déjà très très chaude;
- À Pyin Oo Lwin on nous apprend qu'une bombe a sauté à Yangon une journée après notre départ et qu'une seconde a sauté à Mandalay un jour avant notre arrivée et qu'elles visaient toutes deux des touristes;
- Annick est malade à Hsipaw et reste au lit pendant deux jours et demi (merci à Lily, tenancière de notre chambre d'hôte qui veille sur elle et lui cuisine généreusement de la soupe au poulet). Première annulation de notre treck dans les montagnes. 
- Puis vous connaissez la suite: la flotte au Lac Inle.

La Birmanie est unique. Ses habitants sont chaleureux, accueillants et inspirants. Ses principaux attraits touristiques combinent mystères et merveilles. Sa culture est riche et distincte. Même si, vu de l'extérieur, le pays semble s'ouvrir et aller de l'avant, sa situation politique actuelle est complexe et son futur demeure incertain. Nous lui souhaitons de tout coeur des meilleurs jours à venir. Mais, en ce qui nous concerne, nous devons tout de même admettre que notre séjour de trois semaines aura été birmanesque.


Marché local


Jardin flottant



On garde le sourire


Village de pêcheurs


On a l'air de ça pendant quand on vous écrit!

Dates de visite: 26 au 29 octobre 2013

Tuesday 19 November 2013

THE SUDESTORIALIST - Lac Inle 2013

Le pêcheur 

L'apprenti-pêcheur

Le touriste Teletubies bleu

La touriste Teletubies rose


Monday 18 November 2013

ESTOMAQUÉS - Mrs. Popcorn

Un détour qui vaut le coup. On part à une demie-heure de la petite ville de Hsipaw suivant les routes de terre battue et les indications muettes de villageois toujours peu habitués à voir des westerners passer, pour se rendre dans le jardin de Mrs. Popcorn. Sur un terrain semblable aux autres du coin, cette septuagénaire au sens des affaires aiguisé a transformé son jardin en une terrasse café/bistro bio. On mange des produits de son jardin en jus, en riz, en soupe. On en a trop et on doit en laisser dans notre assiette. Un havre de paix, en pleine campagne. On se croirait chez Mme Pepperpot! On la voudrait tous comme grand-mère. On y serait resté tout l'après-midi à lire et à regarder les gigantesques papillons passer, mais notre autobus part dans une heure, direction Lac Inle. Se sachant à l'écart de la ville, Mrs. Popcorn nous demande de passer le mot pour faire connaître son commerce (elle connait la valeur du bouche à oreille!). On lui promet de parler d'elle à nos amis. Promesse tenue!






SELON BENOÎT - Décalage historique

On se prépare à célébrer Thadingyut dans la municipalité Shan de Hsipaw. Pour les Shans du coin, membres d'une "minorité" ethnique si nombreuse qu'on peut difficilement la qualifier ainsi (même si l'unité nationale Birmane en dépend), c'est l'une des deux plus importantes fêtes bouddhistes de l'année. Nous, nous sommes arrivés en ville sans trop savoir à quoi nous attendre. Notre tenancière d'auberge, Lily, nous a informés de l'importance du festival la veille, et nous décidons de rester en ville pour scèner... Nous commençons à comprendre l'ampleur des choses quand Mr. Shake, marchand de breuvages local, qui s'entretient avec les clients alors que sa femme (Mrs. Shake?) concocte les boissons de fruits frais, insiste pour que nous y assistions. "You will be very happy tomorrow, big festival. You are very lucky". Ça promet. Ce sympathique Mr. Shake passe le reste de la conversation à nous dire à quel point il trouve le Canada progressiste car membre du G8, et qu'il croit que tous les Canadiens sont beaux (stratégie de marketing ou compliment sincère?), puis il nous présente sa mère, qui a 95 ans. Contrairement à son fils, cette femme ne semble avoir aucun intérêt à communiquer avec nous, mais sa présence est assez pour rappeler le passé de son pays. Née sous un régime anglais qui considérait la Birmanie comme une excroissance de ses Indes plurielles, elle a ensuite vécue la décolonisation puis la militarisation d'un pays marginalement sien. Plus important encore, elle a sans doute vécu la joie de voir un Shan élu second président du pays, puis l'anticipation d'une fédération éventuelle, où les Shans auraient un plus grand contrôle sur leurs lois locales. Cette fédération, prétexte pour un coup militaire qui projettera le pays vers 49 années de contrôle, reste le rêve de plusieurs Shans à l'aube d'une nouvelle Birmanie. Impossible de percer son silence, par contre. Ce ne sont pas tous les Shans de son âge qui ont eu le privilège d'apprendre l'anglais, ou même le Birman (langue qui a plus en commun avec le Népalais ou le Tibétain, alors que le Shan s'apparente au Thaï).

Le lendemain matin, dès le levé, nous ressentons une effervescence palpable dans l'air. En marchant dans les rues, nous commençons à croiser d'immenses "arbres" entièrement constitués de produits quotidiens. Horloges, serviettes de plage, aliments non-périssables, parapluies, rouleaux de papier hygiénique, le tout composé en immenses mosaïques qui font parfois plus de 6 mètres de haut. Nous constatons notre propre décalage; pas moyen de comprendre la forme que prendront les festivités, ni la signification des principaux objets de célébration. Nous nous laissons guider par un palimpseste musical, qui trouve son origine dans d'immenses caisses de son attachées sur des camions, exactement à l'image que je me fais des sound systems jamaïcains. Les pistes de choix sont toutefois loin du reggae, ressemblant plutôt à de la musique dance du début des années 90s. Plus tard, un remix de "Zombie" des Cranberries confirmera l'époque générale.

De fil en aiguille, en suivant le cours d'une foule grandissante, nous nous retrouvons dans un immense marché qui est apparu pendant la nuit. Ses allures sont festives, plus encore que les marchés habituels. Beaucoup d'échoppes à jouets et à parapluies, à friandises frites et à bières matinales. Nous approchons de la paya (pagode), croisant un parc d'attraction. Ce qui ressemble, de loin, à un petit carnaval ambulant typique prend des allures toutes autres de près. Guy Delisle (le bédéiste qui partage un nom avec mon grand-père) et Anthony Bourdain m'avaient préparé à la grande roue "manuelle" qui fonctionne grâce au poids d'agiles grimpeurs qui l'actionnent mécaniquement en s'accrochant aux nacelles supérieures pour ensuite se laisser tomber (cherchez ça sur internet, il faut le voir pour le croire). Mais les autres attractions combinent également familiarité avec différence: un bateau de pirate, complet avec une reproduction sans-doute non-autorisée de Johnny Depp, est actionné grâce à un immense moteur à gaz qui gronde et crache de la boucane grise sur les participants à chaque remontée; un carrousel, où on a remplacé les chevaux et carrosses habituels avec des carcasses de motocyclettes, tourne également grâce à un moteur qu'on devine au bruit; etc. Ces manèges sont là en tant que preuve de la résilience du ludique, rafistolés avec les moyens du bord pour fournir une montée d'adrénaline passagère. Ils font étrangement contraste avec le temple avoisinant où l'on trouve un immense piquenique communautaire sur fond de chants religieux. Une congrégation semble s'être attroupée autour d'un camion tout neuf décoré de fleurs. Ce qu'il fait là, il faudra attendre avant de le savoir.



De retour au village (Lily nous a averti que le défilé commencerait à 14h), nous nous trouvons un espace sur les terrasses déjà remplies. Puis le son des tambours commence. La foule s'écarte et nous apercevons, au loin, les arbres approcher. Attachés sur des chars allégoriques de fortune, ou portés à bras, ils sont beaucoup plus nombreux qu'anticipé. Ils s'élèvent si haut que parfois, un homme équipé d'un long bâton les accompagne pour soulever les fils électriques à leur passage. La procession semble sans fin. Au début, les groupes qui défilent ressemblent à ce que je m'étais imaginé. Des gens, surtout d'âge adulte, avec quelques enfants, sont habillés d'habits traditionnels et chantent des chansons de leur terroir. Parfois, certains groupes se laissent aller et on assiste à des jams de tambour qui auraient leur place le dimanche, sur le Mont-Royal. Certains habits multicolores tirent du théâtre; ailés, avec des têtes en papier mâcher. On constate la variété ethnique du coin; chaque village a ses couleurs, ses propres fioritures. Surprenant, mais pas tant que ça.







Puis on entend arriver les adolescents. Les sound systems du matin fonctionnent à plein fouet. La musique de club, parfois plutôt populaire, parfois plutôt trash, résonne dans la parade entière. Le premier groupe d'ados, qui portent tous un chandail les identifiant comme les "Spider Black", jure complètement avec la parade à laquelle nous avons assisté jusqu'à maintenant. Ils occupent l'espace derrière le camion qui blast la musique vers eux alors qu'ils se projètent les uns contre les autres. Ils sont maquillés de noir et forment une sorte de mosh pit gothique-dance ambulant. Annick s'écrit "les punks!" en sautant sur la caméra. On en a vu tout le long de notre moment en Birmanie, des punks. Ces "punks" prennent part à un mouvement esthétique populaire et leur apparence s'inscrit dans un continuum entre le look des punks classiques, aux cheveux épineux et aux studs, jusqu'à celui des métalleux, aux cheveux longs et aux t-shirts de Iron Maiden. Difficile de comprendre la teneur politique de cette récupération des années 70 et 80 quand si peu de gens s'expriment en anglais, et que ceux qui le font sont eux-mêmes bafoués par ce mouvement de jeunesse.


Suite à leur passage, la parade reprend ses airs solennels et traditionnels. On pense avoir assisté au char marginal, celui qui fait exception à l'esprit général de cette fête qu'on célèbre suite au carême bouddhiste. Puis un second char passe avec le même assaut de décibels et de corps projetés. Le groupe porte un autre nom. "Darkness Smile" ou quelque chose du genre. Toujours ce même pseudo-gothique Tim Burtonien (plus tard, on verra un groupe portant la tête de Mr. Jack du Nightmare Before Christmas). Nous remarquons les bouteilles de Whiskey (influence des colonisateurs anglais et boisson de choix ici) qui coulent à flot. Ce type de char devient de plus en plus fréquent avec le temps, jusqu'au point où la polyrythmie des tambours traditionnels est écrasée par les multiples pulsations simplistes des fréquences graves issues des divers systèmes de son ambulants. Il n'y a aucune rencontre entre tradition et jeunesse, deux types de parades juxtaposés sur la même rue, unis seulement par les arbres de mouchoirs et de vadrouilles qui surplombent chacun des groupes. La nouvelle génération semble séparée de l'ancienne par plus d'un demi-siècle.





Puis on voit notre première croix gammée de la fête. On s'y est habitué, elles sont fréquentes en Birmanie. Symbole majeur de la distance historique qu'entretient ce pays avec la majeure partie du reste du monde, la swastika (noire sur cercle blanc, avec un fond rouge) fait partie de la mode Birmane. Elle perdure ici pour un amalgame de raisons; l'histoire qu'on enseigne varie en qualité, et certains se concentrent sur le fait que les Allemands de la Seconde Guerre Mondiale étaient les ennemis des colonisateurs de la région, les Français et les Anglais. Peu de Birmans connaissent des Juifs, s'ils en ont déjà même vus. Et le symbole est issu de la tradition bouddhiste, récupéré par le troisième Reich. Ainsi, certains jeunes gens de la Birmanie arborent fièrement le look nazi-chic, parfois intégré à d'autres signes conflictuels. Par exemple, un groupe d'étudiants dansant se nomme tout simplement "Nazi" et leurs t-shirts reprennent l'image ultra-populaire du Che, sauf que sur son béret, on a ajouté un petit drapeau Hitlérien. Cette confusion entre socialisme et fascisme, digne des membres du Tea Party Étatsunien, me bouleverse un peu. Surtout que lorsque nous croisons ce char, la nuit est tombée, la majorité des participants sont saouls à en tomber en pleine face et qu'ils commencent à tirer des feux d'artifices en oblique parmi les explosions de pétards à mèche. Ils ne nous veulent aucun mal, certains m'invitent même à danser avec eux ou à boire de leur goulot, mais nos réflexes symboliques sont difficiles à taire; que voulez-vous, on nous a appris à se méfier des nazis saouls armés de chandelles romaines, même s'ils sont sympathiques.


À la fin de la journée nous apprenons qu'il y aura un tirage auquel seul les monastères peuvent participer. Chacun de la centaine (au moins) d'arbres sera donné aux gagnants. Ce tirage est nécessaire car il y a bien au-delà de 100 temples et monastères dans la région. Les heureux élus pourront ensuite bénéficier des objets méticuleusement agencés. Puis, il y aura le tirage du grand prix: le camion (voir plus haut). Parce qu'ici les moines commencent à avoir des téléphones, des pages facebook, des camions. En cet ère d'ouverture de frontières, le décalage s'amoindrit.


Dates de visite: 21 au 25 octobre 2013