La variété qui s'offre à nous lors d'un voyage est plutôt syncrétique qu'originale. Ce que je veux dire, c'est qu'avec l'accès mondialisé aux produits et aux influences, on rencontre très peu de choses réellement nouvelles ou dissociées de toutes bases acquises. Nous sommes loin de l'époque de Marco Polo, qui s'émerveillait devant les feux d'artifices et les pâtes chinoises, pour ensuite changer à jamais le visage de l'Europe grâce à ces nouvelles influences (que serait l'Italie sans ses pâtes?). Pour nous, même les nouveautés sont exprimées avec le vocabulaire de la combinaison; lorsqu'on veut réconforter d'autres voyageurs qui s'apprêtent à goûter à quelque chose de nouveau, on exprime le goût à partir du familier. La pomme de jacque, fruit du jacquier, par exemple, rappelle le melon au miel et la mangue au goût, ainsi que la mangue et l'ananas à la texture. Comme des amateurs de vin qui découvrent une nouvelle bouteille, on décrit nos expériences en trouvant des similitudes plus accessibles.
Mais le syncrétisme n'est pas qu'une question de similitude. C'est aussi une logique combinatoire. En effet, et la nourriture sera encore une fois ma métaphore de choix, ce qui pimente notre découverte n'est pas seulement la nouveauté en elle-même mais aussi les nouveaux agencements. Pour chaque pomme de jacque, il y a des multitudes de façons de la présenter, la cuisiner, l'incorporer dans des recettes. En fait, voyager en Asie du Sud-Est c'est parcourir un éventail de combinaisons. Les Birmans, les Siamois et les Khmers, grands empires du passé sud-est asiatique, ainsi que leurs déclinaisons, combinaisons et influences issues des peuples minoritaires et des géants asiatiques, la Chine et l'Inde, nous renvoient constamment à jouer le jeu de l'influence. Il semble parfois même impossible de s'imaginer une combinaison qui n'aurait pas eu lieu ici. Un bouddhisme hindou? Angkor Wat a été bâti sur cette union religieuse. Des musulmans qui mangent des rouleaux de printemps? Allez visiter les minorités Cham du Delta du Mékong, vous en verrez. Une des beautés de cette région est son aptitude à ajuster ses croyances en fonction de ses diverses influences. Partout on voit l'incorporation du culte des ancêtres au bouddhisme, et les restes de l'animisme à même les croyances. Au Laos, par exemple, on croyait aux serpents divins, protecteurs de Vientiane, bien avant l'arrivée du bouddhisme. Maintenant, on maintient que le Mékong est le lieu de naissance des Nagas, serpents à multiples têtes qui auraient été imaginés en Inde. Presque tous les temples d'Asie du Sud-Est, de Luang Prabang à Angkor, sont protégés par ces hydres asiatiques.
Dans cet esprit d'hybridité, de combinaisons qui existent depuis beaucoup plus longtemps que l'arrivée des Européens en Amérique, la vraie découverte prend le visage d'un agencement inimaginable. Curry de pommes de terres, de patates douces, d'arachides et de poulet? Massaman curry, tu veux dire? Omelette farcie de sauce bolonaise accompagnée de salade de pousses de banane? Pourquoi pas? Finlandais qui habitent Phnom Penh et écoutent du Santana? Plus facile à trouver qu'on le penserait... Mais la journée qui, pour moi, représente l'esprit de la combinaison le plus clairement est notre "day trip" à partir de Ho Chi Minh City. C'est une journée classique, que tous les voyageurs se font offrir. Avant même d'arriver, et inspiré par The Quiet American, je savais déjà que c'était ce que je souhaitais voir dans les environs de la grande ville: les tunnels de Cu Chi et le Saint-Siège du Cao Dai.
Si je voulais être critique, je dirais que ce qu'on a le plus visité cette journée là, c'est l'intérieur d'un autobus. Mais la force et l'intensité des deux lieux visités, qui n'ont sinon que la proximité géographique en commun, ont marqué ma vision du Vietnam à tout jamais. Notre premier stop était le Saint-Siège Cao Dai. Après 4 heures d'autobus (le trafic d'Ho Chi Minh est mortel), nous sommes arrivés devant ce temple coloré, qui s'affiche fièrement comme le coeur de la seule religion originaire du Vietnam. Le Cao Dai (Đại Đạo Tam Kỳ Phổ Độ de son plein nom) est une secte fondée entre 1921 et 1926 suite à une révélation. Son créateur, Ngo Van Chieu, aurait été visité par un esprit lors d'une séance, qui lui aurait révélé l'origine commune de toutes les religions. Ainsi, le Cao Dai est un unitarianisme, une tentative d'articuler le sacré avec le vocabulaire de multiples religions et figures historiques. Mais l'universel est toujours marqué par des choix de symboles. Il faut voir l'église principale du Cao Dai pour comprendre à quel point ces choix sont importants. À la base, et comme c'est le cas pour toutes religions, le Cao Dai est principalement influencé par les croyances avoisinantes, issues des trois grandes religions de l'Extrême-Orient: le Confucianisme, le Taoïsme et le Bouddhisme. Mais la présence des Français à l'époque de sa création est également marquée; l'organisation du clergé est tirée du Catholicisme: prêtres, évêques, pape, etc. L'idée que Dieu est omniscient est représentée par un oeil dans une pyramide. Et oui, le temple est parsemé du logo de l'Illuminati, qu'on retrouve également sur les billets américains. Même leur objet de vénération principal est une immense sphère sur laquelle est peint un oeil gauche (la direction du Yang, que Dieu contrôle). La religion prône l'égalité des femmes, mais malgré ce fait, les membres du sexe Yin ne peuvent pas être évêques ou pape, car si le Yin domine le Yang, cela mène au chaos. Comme quoi les vieux schèmes de genres reviennent malgré une prétention à l'égalité. Mais la caractéristique la plus spéciale de cet étrange amalgame est l'inclusion d'un spiritisme de séance, qu'on nommerait occulte dans le monde judéo-chrétien mais qui tient plutôt ici du culte des ancêtres. Certaines figures historiques sont vénérées comme des saints et sont conjurées dans des séances selon une méthode qui m'échappe. Shakespeare et Jeanne-d'Arc sont particulièrement populaires. Ils représentent des exemples divins de la troisième ère, celle des humains.
Cette organisation religieuse, qui s'est rangée du côté des Américains lors de la guerre, a une relation problématique avec le gouvernement. On nous dit que les caodaiistes peuvent maintenant pratiquer légalement et ce, depuis 1997. Mais comme pour les derviches en Turquie, on a l'impression que le gouvernement accepte cette religion avec un but touristique en tête. Malgré les règles strictes qui gouvernent la vénération (nous ne pouvons pas marcher devant le temple lors de la messe), un balcon est réservé aux touristes, et nous assistons à la prière d'en haut, avec des curieux (plusieurs autobus arrivent en même temps que le nôtre pour la prière de midi) qui poussent toujours plus loin pour prendre des photos "authentiques". Si ça veut dire sortir du chemin qu'on nous propose pour aller se placer entre un croyant et son prêtre, le temps de prendre l'image d'une extase si étrangère, ça ne pose pas de problèmes à ces photographes en herbe. On préfère prendre les symboles en photo, surtout l'immense fresque à l'entrée du temple qui illustre Sun Yat-sen, Victor Hugo et Nguyen Bihn Khiem (poète Vietnamien classique) en train de signer la troisième alliance entre Dieu et les hommes. En plus de la statue de Jésus qui trône sur le toit de l'immense bâtisse hybride, quelque part entre la cathédrale et le temple bouddhiste, ces personnages qui semblent sortis d'une sorte de loterie historique me font constater une chose; la voie des symboles est vouée à l'accumulation lorsqu'elle vise l'universel. Comme le mur arrière du temple blanc de Chiang Rai, on peut s'imaginer un Cao Dai qui, à force de contacts avec des esprits contemporains, ajouterait Jackie Chan ou Gandhi parmi ses saints.
Alors qu'au Saint-Siège Cao Dai les symboles semblent parfois aléatoires, pour notre autre destination, c'est la nécessité qui dicte les particularités. Les tunnels de Cu Chi sont un vaste complexe de 121 km, creusé lors de la guerre du Vietnam (la guerre américaine, pour les Vietnamiens). On y retrouve des écoles, des hôpitaux ainsi que plusieurs pièces qui étaient réservées aux caches d'armes et de munitions. Grandement désavantagés, les Vietnamiens avaient creusé ces tunnels, qui étaient 0.8 à 1.2 m de large et 0.8 à 1.8 m de haut, en but de s'implanter fermement à même le territoire sud-vietnamien. L'épuration des lieux, qui ressemble souvent à une jungle inhabitée, crée un contraste flagrant avec le lieu de culte Cao Dai. Par contre, on ressent une fois de plus l'étrangeté de la combinaison par le biais des détails historiques. On nous apprend que les portes d'entrée des tunnels étaient camouflées au point de devenir invisibles pour tous sauf les plus grands experts de la jungle sud-est asiatique. Les Viet Congs utilisaient du caoutchouc, provenant d'une industrie ironiquement implantée là par les colons français qui avaient déclenché la Guerre Américaine en faisant appel à leurs alliés étatsuniens, pour fixer des branches et des feuilles aux trappes recouvrant les trous de surface. Ils utilisaient de fausses termitières comme cheminées d'aérations. Leur forme de guérilla était entièrement adaptée aux conditions matérielles de l'environnement. Et le travail de détermination était si intense (dans les tunnels, on retrouvait des milles-pattes vénéneux, des rats affamés, des moustiques porteurs de malaria, etc.) qu'il ne pouvait survenir que dans une situation d'extrême nécessité. Même les pièges, dont on nous fait une démonstration, sont fabriqués de bois, de terre et de clous. Le lieu de visite, maintenant un musée de la guerre à aire ouverte, combine les tunnels avec des magasins de souvenirs, des salles de projections, un champs de tir et un tank américain, laissé là pour démontrer la force des combattants ainsi que celle de leurs mines. Même si le cinéma américain a peuplé notre imaginaire d'anti-héros blancs en lutte de conscience avec leur part dans la guerre, les tunnels de Cu Chi racontent une version alternative des événements; des mannequins en plastique anonymes, différenciés que par leurs vêtements (Viet Cong, fermier sympathique à la cause, femme guerrière des îles du Delta, etc.) prenant part à une lutte de masse, où les héros n'ont pas de noms et sacrifient leurs vies au nom de la cause. Bien sûr, la vision offerte est biaisée et propagandiste, mais lorsqu'on parle de guerre et de colonialisme, est-ce réellement possible d'avoir un discours qui ne l'est pas? On finit notre visite en tirant de l'AK47 sur des dessins d'éléphant, activité qui nous laisse avec le sentiment vide d'avoir marginalement participé à la commercialisation d'une guerre qui n'avait déjà aucun sens.
Pour l'Américain bien tranquille de Graham Greene, les Cao Dai du général The offraient une troisième voie à une guerre sans issue, une alternative au binarisme des vainqueurs et des vaincus. Maintenant que la guerre est terminée, ils sont inclus dans un "package-deal" de visite pour les touristes de Ho Chi Minh City. Leur vénération, quoique bien active (5 ou 6 millions d'adhérents, soit presque autant de Cao Dai que de Québécois!), est traitée de la même façon que la guerre. Alors que l'un multiplie les symboles en quête de sens, l'autre érige des monuments et des activités autour d'un chapitre insensé de l'histoire humaine. La combinaison des deux lieux en une même visite offre peut-être la meilleure leçon de la journée; que nous, touristes malgré notre désir d'être voyageurs, opérons le plus grand nivellement de sens par notre désir du nouveau, du surprenant, de l'authentique. Que par notre présence même, nous transformons les lieux de luttes ou de cultes en d'immenses combinaisons d'éléments, qui doivent surprendre en but de rester économiquement viables d'abord, ce qui leur donne le droit ensuite d'être révérencieux, sacrés ou commémoratifs.